Cette interview du Dr Seyni Ndoye, chargé de l’information stratégique du Conseil national de lutte contre le sida (Cnls) boucle une année de partenariat entre Le Quotidien et le Cnls à propos de la vulgarisation de l’information sur le Vih / Sida au Sénégal. Une occasion pour Dr Ndoye de revenir sur les acquis de la réponse dans notre pays mais également sur ce qui est en train d’être fait, dans le cadre du nouveau Plan national de lutte contre le Sida 2011- 2015.
Peut-on connaître, de façon plus détaillée, la situation épidémiologique nationale du pays ?
Le Sénégal a su capitaliser ses 25 ans de succès dans le cadre de la prévention du Vih. Ceci nous vaut la conservation de cette prévalence de 0,7% dans la population générale. Nous pouvons vérifier cette prévalence à travers les femmes enceintes, qui vont en consultation prénatale et qui acceptent de se faire tester. Chaque année, nous nous retrouvons avec un taux de prévalence de l’ordre de 0,6-0,7 %. Ce qu’il faut aussi faire remarquer et qui est très réconfortant, c’est que nous avons une prévalence assez basse chez les populations de 15 à 24 ans où on a à peu près 0,25%. Mais au-delà de ces prévalences assez basses, il y a trois faits majeurs qu’il faut souligner : premièrement, entre 35 et 49 ans, nous avons une prévalence plus élevée où parfois, on va jusqu’à 1,2%, ce qui est très significatif. Cela veut dire que les relations intergénérationnelles vont beaucoup influer sur la dynamique de la transmission de l’infection à Vih. J’entends souvent les jeunes filles parler de villa, voiture et virement (3V), mais généralement, ce sont des choses qu’on va chercher chez des gens plus âgés et comme ces plus âgés sont plus infectés que les jeunes, donc ces relations intergénérationnelles vont beaucoup influer sur la transmission. Le deuxième élément, c’est la féminisation de l’épidémie, avec une prévalence de 0,8% chez les femmes et 0,5% chez les hommes, ce qui fait un sexe ratio de 1,6%. Ceci est dû à une vulnérabilité particulière de la femme, qui est due à l’anatomie de ses organes génitaux. Il y a aussi un autre facteur qui est épidémiologique : ce sont les hommes qui développement des Infections sexuelles transmissibles (Ist), qui sont souvent symptomatiques, cela veut dire qu’ils vont se traiter. Alors que chez les femmes, la grande majorité est asymptomatique, donc ça évolue à bas bruit et constitue une porte ouverte pour d’autres infections comme le Vih. Il y a des aspects socioculturels aussi, comme le mariage précoce ou d’autres pratiques comme l’excision qui tend quand même à diminuer avec le temps. Il y a le facteur économique qui est très important, surtout chez les jeunes filles qui veulent toujours bien s’habiller. Cela les pousse à certaines pratiques non désirées au sein de la famille mais que la famille ne peut pas contrôler, parce qu’elles ont besoin d’avoir de l’argent.
Le dernier élément à propos de l’épidémiologie, c’est la distinction de trois zones épidémiologiques au niveau du Sénégal. La zone sud, constituée par la région de Ziguinchor, Sédhiou et Kolda, qui présente une épidémie de type généralisé : les prévalences tournent autour de 2%. Mais ce n’est pas une situation spécifique au Sénégal, nous la partageons avec la Gambie et la Guinée-Bissau. La zone-est est celle de Tambacounda et Kédougou, qui présente une menace qui est réelle, due aux aspects frontaliers, mais aussi à l’exposition des zones d’orpaillage. En plus de Kédougou et Tamba, il y a des zones carrefours comme Kaolack et la situation un peu particulière de Mbour, qu’on peut lier aux menaces. La troisième zone constitue les autres régions du centre jusqu’au nord où on reste encore avec une épidémie faible.
En dehors de cette situation au niveau des populations générales, il faut signaler des prévalences élevées chez certains groupes particuliers comme les Msm où nous avons une prévalence de 21,5% et les professionnels du sexe où nous avons une prévalence de 18,5%. Mais il faut y ajouter une nouvelle autre cible que nous avons explorée : ce sont les consommateurs de drogues injectables, qui présentent une prévalence de 9,4%. Il faut dire que tous les consommateurs de drogue réunis dans notre enquête ont fait 5,4% de prévalence, mais si vous sortez ceux qui s’injectent de la drogue, en ce moment, ils sont à 9,4%. C’est pour cette raison d’ailleurs qu’on a élaboré un plan national pour faire face à ceux-là. Pour ce qui est de certains groupes passerelles, il faut signaler la situation au niveau des orpailleurs de Kédougou où nous avons plus de 18 nationalités qui gravitent autour des sites d’orpaillage où nous avons une prévalence de 1,3%. Nous avons également une population particulière, constituée par les détenus dans les maisons d’arrêt et de correction, qui font 1,5% de prévalence. Ces deux cibles-là méritent une attention particulière au même titre que les Msm, les professionnels du sexe et les consommateurs de drogues injectables.
En matière de transmission du Vih, on a tendance à dire que ce sont les professionnels du sexe ou les Msm, c’est non ! Les 60 % des nouvelles infections se passent chez les couples hétérosexuels, raison pour laquelle, on a besoin de maintenir l’éducation des nouvelles générations.
A la lecture de tout ce que vous venez de dire, pensez-vous que le taux de prévalence national de 0,7% est toujours crédible ?
Il est très crédible, parce qu’étant le fruit d’une étude qui respecte certaines normes en matière d’évaluation épidémiologique. C’est un échantillonnage qui est d’abord aléatoire au niveau de chaque région, donc qui veut dire que chaque individu peut tomber dans l’échantillon. L’étude respecte certaines normes, qui font qu’on peut considérer que c’est une prévalence qui est valable pour la population générale. Quand on va chez les professionnels du sexe ou les Msm aussi, c’est une constante qu’on observe dans nos services courants et dans les enquêtes. Ce sont vraiment des choses qui obéissent à certains critères mais une fois de plus, en matière de chiffres, il faut éviter de tirer des conclusions à partir d’un chiffre. En matière de suivi-évaluation et d’information stratégique, on dit qu’il faut aligner plusieurs sources d’information avant de tirer une conclusion. Pour cette prévalence, on a pris l’enquête Eds, qui est pour la population générale, on a pris l’enquête de surveillance sentinelle au Sénégal, qui a lieu chez les femmes enceintes. On a pris les taux de séropositivité qu’on observe au quotidien, dans nos pratiques quotidiennes au niveau des femmes enceintes, qui acceptent de se faire tester. On prend les taux de séropositivité dans toutes les régions qu’on observe dans les Centres de dépistage volontaire. Quand vous alignez tout ça, région par région, on a une idée des tendances. C’est comme ça que nous traitons des données épidémiologiques.
Un an après le démarrage du nouveau plan d’action de lutte contre le Sida, qu’est-ce que le Sénégal a enregistré comme acquis ?
Il faut rappeler que nous avions un plan stratégique 2002-2007, après un autre 2007-2011 et maintenant nous sommes rentrés dans la mise en œuvre du plan stratégique 2011-2015. Ceci est un plan stratégique qui entre dans le cadre des plans stratégiques de troisième génération. Ce qui fait que nous allons plus dans une sorte de planification axée sur les résultats. Ce plan s’inscrit aussi dans la vision internationale zéro qui s’adapte un peu aux Objectifs du millénaire pour le développement (Omd). Un rendez-vous que nous nous sommes donné pour l’année 2015. Certains jugeront sans doute la vision zéro d’utopiste mais en réalité, c’est pour élever la barre très haut dans notre marche vers les Omd pour 2015.
Zéro nouvelle infection est le premier zéro et ceci ne peut être atteint que si on réduit les nouvelles infections par voie transmission sexuelle. Ce qui se fait à ce niveau, c’est d’abord de bien encadrer les professionnels du sexe, bien encadrer les Msm mais aussi la population générale, surtout les nouvelles générations qui sont soumises à un contexte tout à fait particulier avec les nouvelles technologies de l’information, la télévision etc. Pour ces cibles, le Sénégal maintient bien ses acquis du point de vue éducationnel. Toutefois, le risque que nous courons actuellement, c’est la dépendance qui a été créée pour la sensibilisation. Il faut qu’on retourne à la case départ et qu’on puisse faire la sensibilisation dans nos écoles, sans attendre le bailleur de fonds. Il faut en faire autant dans nos communautés, dans nos ministères publics etc. Ce sont-là, les aspects ayant trait à la transmission sexuelle. Il ne faut pas oublier l’aspect communication auquel vous devez participer. La presse a un rôle à jouer parce que tout le monde ne peut pas être dans des causeries et autres activités de mobilisation sociale. Il y a aussi la transmission sanguine que le Sénégal a bien sécurisée. Depuis 1989 pour rappel, c’est l’Etat sénégalais qui achète les réactifs et tout pour assurer la sécurité sanguine, afin d’éviter qu’il y ait des transmissions de virus à travers le sang qu’on transfuse. Le troisième aspect, c’est la transmission de la mère à l’enfant. Il faut dire qu’on a fait des progrès depuis 2009, parce qu’on a à peu près un taux de prévalence de la transmission de la mère à l’enfant de 4,3%. Chaque année, on arrive à toucher 50% des femmes enceintes auxquelles on soumet au test. Il y a un gap encore, parce que l’objectif, c’est d’atteindre au moins 80% de femmes enceintes, mais malheureusement on a des femmes enceintes qui se trouvent à plus de 15 kilomètres des structures de santé.
Mais à propos de la Ptme, n’est-ce pas que les perdues de vue vous posent problème ?
C’est vrai que beaucoup de femmes qui sont séropositives après le test, risquent de ne plus revenir. Elles sont souvent confrontées à des problèmes de transport, et d’autres situations qui font qu’elles ne viennent plus. Donc, on a du mal à aller les rechercher. Mais aussi, il y a leurs enfants. Après l’accouchement au Sénégal, il y a un très faible taux de consultation post-natale. Et c’est cela qui constitue la faiblesse que nous avons aujourd’hui. Dans la santé de la reproduction, nous avons des taux de consultations post-natales qui sont au dessous de 50%. Cela veut dire que la femme et son enfant qui sont maintenant deux, vous les perdez, une fois l’accouchement passé. Dans ce cas, vous ne pouvez plus leur offrir les services qui sont prévus dans cette période : faire le diagnostic pour voir s’ils ont été contaminés par leur maman ou pas ? Cela n’est pas une faiblesse spécifique au programme Sida, on la note même dans le domaine de la santé de la reproduction et ça se répercute dans le déroulement de la stratégie qu’on appelle la Ptme (Prévention de la transmission mère-enfant)…
Ce qui est important à souligner aussi, c’est que la prévention seule ne suffit pas. Il y a un slogan international qui parle de traitement comme stratégie de prévention. Et ça, il faut que les gens comprennent le pourquoi ? Si vous traitez une personne vivant avec le Vih, vous diminuez la charge virale. Si celle-ci est diminuée, on réduit le risque que cette personne transmette le virus à d’autres. C’est pour cette raison que plus votre couverture en termes d’Arv est élevée, plus vous faites de la prévention en traitant les gens. A ce niveau, le Sénégal a beaucoup évolué. Nous sommes à 18 352 personnes en fin 2011, qui sont mis sous traitement contre 9 252 en 2008. Donc, on est passé du simple au double. Ce qui n’est pas le cas dans beaucoup de pays. Cela est dû à l’effort gouvernemental qui a rendu gratuits depuis 2004, les Arv plus les tests de suivi au Sénégal, sans oublier l’appui de certains partenaires internationaux.
Combien de nouvelles infections ont été enregistrées cette année au Sénégal ?
Le nombre de nouvelles infections est estimé entre 4 000 et 5 000 personnes. Ces estimations sont faites sur une base épidémiologique que nous faisons avec l’Onusida. Mais, si on veut atteindre le taux de zéro infection, il y a des efforts à faire, autant au niveau des couples hétérosexuels que chez les jeunes. Parfois, on entend un discours par rapport aux Msm. Si on les encadre, ce n’est pas pour encourager cette pratique. C’est juste à visée épidémiologique, parce que 90 à 95% de ces personnes sont hétérosexuels : ils ont des femmes ou vont avoir des contacts avec des femmes sénégalaises et autres. Si on ne les encadre pas pour diminuer la charge virale chez eux et leur faire prendre des engagements pour ne pas contaminer d’autres, ils peuvent en ce moment, participer à l’éclosion du virus. Nous le faisons pour un intérêt public pour éviter la dissémination de certaines épidémies au niveau du Peuple sénégalais.
L’Ancs a émis l’idée de la taxe Sida, comme alternative à la dépendance au bailleur. Comment vous voyez cette proposition ?
La dépendance est réelle. Si aujourd’hui on estime le financement, la participation de l’Etat fait à peu près 17 à 18%. Si vous déduisez le reste c’est une dépendance d’à peu près 80%. Je vous avoue que nous devons nous battre au sommet de l’Etat pour la diminuer. Sinon le jour où les bailleurs vont commencer à bailler, le programme ne sera plus sur terre mais sous terre. Cela veut dire que les Sénégalais vont être exposés à l’infection du Vih sans pour autant, qu’on ait les armes pour faire la prévention et le traitement. Il est temps qu’on réagisse comme certains pays qui sont allés jusqu’à 75% de financement à partir de leur revenues propres. Il faut qu’on soit très imaginatif pour faire participer et la communauté et le secteur privé. Maintenant, la proposition de l’Ancs (Alliance nationale contre le Sida) rentre dans le cadre de sources innovantes et locales. C’est une proposition assez noble, mais qui engage les autorités de ce pays. Et comme c’est une proposition qui engage aussi la poche des Sénégalais, forcément leur avis devra être demandé pour qu’ils acceptent. A partir de ce moment, l’autorité gouvernementale pourrait la mettre en œuvre. Je pense qu’il faut qu’on aille plus loin dans cette proposition et dire qu’on veut tel pourcentage pour faire telle chose. Mais actuellement, ce n’est qu’un élément de plaidoyer. Il faut aller en profondeur pour dire que cet argent va servir à renforcer le traitement ou prendre en charge des enfants orphelins ou aider les associations des personnes vivant avec le Vih. Bref, des choses très sensibles et qui ont un grand impact. En ce moment-là, ce seront des éléments qui vont convaincre davantage les politiques et la population pour accepter cette proposition. Mais une fois de plus, il faut que les autorités la portent. C’est uniquement dans cette situation que cette proposition deviendra une réalité. Si cela n’est pas fait, elle restera juste une proposition de plus.